• En préparation au stage des 2 et 3 décembre, la revue Émancipation vient de publier un dossier "Évaluation / management" ici en Pdf

     

     

     


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    L'évaluation des compétences

     

    La vague de réformes de l’enseignement qui touche toute l’Europe met en cause les systèmes d’enseignement publics, gratuits. Les établissements scolaires publics sont de plus en plus remplacés par des réseaux d’établissements autonomes, diversifiés et qui sont mis en concurrence.

    Toutes ces "réformes" ont une même approche : l’enseignement doit permettre d’acquérir des "compétences de base", "des compétences transversales". "L’approche par compétences" (APC) et "l’évaluation des compétences" doit devenir la règle sur laquelle se fonde tout enseignement. Élèves, enseignants, établissements doivent être soumis à des procédures d’évaluation.

    La notion de compétence fait l’objet d’une vaste littérature. Un article des Cahiers pédagogiques (n° 476, novembre 2009) indique que "sa définition donne lieu à bien des discussions entre chercheurs"". L’article tente de réaliser une "synthèse opérationnelle" des définitions du monde universitaire ou de l’entreprise: "Une compétence est un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir être, permettant de mobiliser à bon escient des ressources internes et externes dans le but de répondre de façon appropriée à une situation complexe et inédite".

    Présentée comme une nouvelle pédagogie, l’approche par compétences permettrait de remédier à l’échec scolaire. La réalité est tout autre. La notion de compétence prend son origine dans le monde de l’entreprise. À quels objectifs économiques et sociaux répond-elle ? Et quelles sont les conséquences en matière de connaissances, de programme, de diplômes de cette "approche par compétences" ?



    "Gestion des ressources humaines"

    et "réformes" de l’enseignement

    Au début des années quatre-vingt-dix, la "gestion des ressources humaines" remplace "l’administration du personnel", qui englobe recrutement, rémunérations, formation, carrières et compétences, gestion sociale du personnel et évaluation des compétences.

    "Compétences", "capital humain" appartiennent au vocabulaire du "management". Cela rappelle que dans le cadre de l’économie capitaliste, le travail est une marchandise qui se vend et qui s’achète. "Valoriser les ressources humaines" est le moyen pour le patronat de s’accaparer une plus grande part de la richesse produite par le travail salarié soit en intensifiant ce travail, soit en en augmentant la productivité, soit en allongeant la durée du travail (journalière, hebdomadaire, annuelle, sur une vie), soit par une combinaison de ces facteurs. Autant de moyens pour accroître le profit capitaliste.

    Dès la fin des années quatre-vingt une multitude de rapports et d’ouvrages affirme les nouveaux besoins du patronat : "Nous devons prendre des initiatives politiques. (...) Elles consistent à briser les règlements, droits acquis, habitudes administratives, corporatismes publics, structures d’enseignement mis en place depuis des années et typiques de l’État providence" (1). En1989, un rapport de la Table ronde des industriels européens (ERT, European Round Table) exige "une rénovation accélérée des systèmes d’enseignements et de leurs programmes", car "l’éducation et la formation sont considérés comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise".

    En France, la loi Aubry de 1991 crée le "bilan de compétences" : cet outil au service des employeurs permet d’analyser les compétences professionnelles et personnelles, d’un salarié ainsi que ses aptitudes et sa motivation, afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation.

    La notion de "compétences" est introduite dans les systèmes scolaires aux États-Unis, puis dans les États francophones (Québec, Pays-Bas, Belgique…). Dès 1997, la réforme de l’enseignement en Belgique utilise "l’approche par compétences" pour "amener les élèves à s’approprier les savoirs et à acquérir des compétences les rendant aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place dans la vie économique, sociale et culturelle" ; bref mettre l’enseignement au service de la "vie économique".

    Minc, Boissonnat… et les "think tanks"

    du patronat français

    En 1995, suite au rapport Minc, la commission Boissonnat publie Le travail dans vingt ans. Tout y est : le nécessaire dynamitage du Code du Travail et de l’Enseignement public, la méthode pour y parvenir ("un nouveau partenariat social") et les différents scénarios possibles… Tous les autres rapports sur l’école (Fauroux en 1997, Thélot en 2004…) ne feront que préciser en ce sens.

    Dans le même temps, l’OCDE multiplie les rapports (La flexibilité du temps de travail en 1995 ; Quel avenir pour l’école ? en 2001...). Entre 2000 et 2006, les instances de l’Union européenne approuvent un cadre de références pour les "compétences-clé" nécessaires à "l’apprentissage tout au long de la vie, au développement personnel, à la citoyenneté active, à la cohésion sociale et à l’employabilité".



    École et société

    Jamais l’enseignement n’a été conçu ni dispensé en dehors de conditions économiques et sociales précises. Ainsi, l’école élémentaire de Guizot à Jules Ferry doit-elle assurer la socialisation et l’instruction des jeunes selon les besoins de la bourgeoisie républicaine et nationaliste. Après 1945, l’essor du secondaire va de pair avec la période de croissance économique ; mais il est aussi le produit des combats de la classe ouvrière et de la jeunesse pour "le droit aux études" : en 1967-68 la jeunesse se mobilise contre le plan Fouchet qui cherche à canaliser l’afflux de bacheliers à l’université.

    Affirmant qu’ils veulent faire face aux difficultés des élèves, les gouvernements masquent la cohérence globale des "réformes". Certes, nombre de difficultés sont d’origine sociale ; elles sont aussi le produit des réformes antérieures. Vouloir y remédier est parfaitement légitime. Mais tel n’est pas l’objectif des "réformes" en cours : elles veulent répondre aux nouveaux besoins des entreprises.



    Les nouveaux besoins du capitalisme en crise

    Depuis la fin des années 70, la bourgeoisie, partout dans le monde, a engagé une importante offensive pour préserver son taux de profit. Parmi les moyens mis en œuvre : limiter et si possible réduire les coûts de formation initiale et continue, permettre une meilleure adaptabilité des salariés aux évolutions techniques, mettre les salariés en concurrence en disloquant les diplômes référencés dans les conventions collectives au profit de compétences individualisées…

    La valeur de la force de travail inclut à la fois les rémunérations directes versées aux salariés (salaires, congés payés, primes…) mais encore et tout autant les cotisations sociales (assurance maladie, assurance accident, indemnités chômage, retraites…) et les charges fiscales liées aux salaires. Le coût de l’enseignement (formation initiale et formation continue) en est partie intégrante.

    Le patronat exige d’en finir avec ce qu’il appelle "les rigidités du marché du travail" afin d’augmenter le taux plus value à l’origine du profit capitalistes. C’est le sens des exonérations de cotisations sociales, des "réformes" des différentes branches de sécurité sociale. La mise en cause du droit aux études (enseignement gratuit) du droit à la formation (gratuité de la formation initiale et formation continue payée par l’employeur) va dans le même sens (le budget de l’État doit avant tout servir à renflouer les banques et les entreprises en faillites). Depuis 1996, l’OCDE ne cesse d’affirmer que "les étudiants doivent payer tout ou partie de leurs cours". En 2001, un autre rapport (Quel avenir pour l’école ?) affirme : "Le principe de l’intégration de la politique et de la pratique scolaire dans une logique plus vaste de formation tout au long de la vie est aujourd’hui largement admis".



    Le salarié responsable de son employabilité

    "C’est dans cette situation de crise quasi permanente, que s’exerce la pression pour que l’on utilise mieux l’enseignement au service de la compétitivité des entreprises", explique Nico Hirtt (2). Et de citer le rapport de l’OCDE de 2001 qui conseille d’adapter les programmes scolaires : puisque tous les jeunes "n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur", "les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin". Ce serait du gaspillage, commente Hirtt.

    Au milieu des années quatre-vingt dix, la commission Boissonnat, (puis celle dirigée par Fauroux) affirme qu’il faut "cesser d’identifier formation et scolarisation pour penser véritablement la construction des compétences tout au long de la vie" ; les contenus de l’enseignement obligatoire doivent "échapper à la tendance à l’amoncellement, ou à l’utilisation des disciplines (surdéterminées par l’obsession du diplôme)" ; "les modes d’évaluation des connaissances et aptitudes ainsi que la validation des compétences des individus ne peuvent rester ceux des seules « épreuves » formelles d’examen ni celle des seuls diplômes académiques" ; la nouvelle mission de socialisation de l’école est de développer "une culture de la responsabilité".

    Ainsi, au nom de la "formation tout au long de la vie", le salarié doit devenir responsable de son "employabilité". Il doit, y compris sur son temps libre, se former en permanence pour rester compétitif au service de l’entreprise. L’employeur se dégage ainsi de l’obligation de financer la formation professionnelle continue (compte-épargne temps, congé individuel de formation… vont en ce sens). Et si le travailleur doit constituer son propre capital de compétences originales et flexibles, remplaçant la grille de qualifications reconnue à l’échelle nationale, alors les diplômes et programmes tels qu’ils sont encore définis aujourd'hui n’ont plus d’utilité.



    Qualifications et compétences

    Après 1945, les statuts (statut de la Fonction publique en 1946) et les contrats collectifs (loi sur les conventions collectives de 1950) intègrent des grilles nationales de qualifications référencées à des diplômes nationaux. La qualification correspond à des connaissances intellectuelles et techniques, des capacités donnant accès à un métier bien défini et assorties de droits précis. Ces qualifications définissent une grille nationale de salaires. Les fonctionnaires de catégorie A sont recrutés niveau licence ; niveau bac pour la catégorie B, niveau Brevet pour la catégorie C. Ainsi, un instituteur débutant reçoit la même paie partout en France. L’avancement dépend essentiellement de l’ancienneté. Dans l’industrie, les classifications (modifié en 1967-69) étaient ainsi établies : niveau V, pour les personnes occupant un emploi exigeant une formation équivalente au CAP, BEP ; niveau IV (bac général, technologique et professionnel) ; niveau III (BTS, DUT) ; niveau II et I (licence, maîtrise et plus). Ainsi, les ouvriers qualifiés, OQ1, niveau CAP dans la métallurgie sont-ils rémunérés au même niveau V.

    Avec la mise en place du système LMD (décrets de 2001) les diplômes universitaires ont peu à peu été redéfinis. La validation des "acquis de l’expérience" permet d’obtenir, à égalité avec des études universitaires, tout ou partie d’un diplôme. L’année universitaire ne correspond plus à un nombre d’heures d’enseignement pré-défini permettant d’acquérir un niveau de connaissances sanctionné par un examen. Les 180 ECTS d’une licence comprennent des heures d’enseignement, des stages, et "autres activités" (sic)… Ainsi définie, la licence est un grade (et non un diplôme national). Une "annexe descriptive" établit le "parcours individuel" de l’étudiant.

    La "loi de modernisation sociale" de 2002 redéfinit les diplômes et les qualifications. Appuyée sur le Rapport de Virville (1996), qui proposait de remplacer les diplômes par un catalogue de compétences adaptées aux besoins immédiats du patronat, on a introduit un nouveau vocabulaire. Selon le glossaire de la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP), les termes "diplôme nationaux" et "diplôme d'État" s'appliquent exclusivement à des certifications ministérielles ; le mot "diplôme" définit une simple certification, voire le parchemin remis aux lauréats. Une licence n’est donc pas automatiquement un diplôme national.

    La qualification est redéfinie : "capacités à réaliser des activités professionnelles dans le cadre de plusieurs situations de travail, à des degrés de responsabilités définis dans un « référentiel »". La CNCP (à laquelle participent les "partenaires sociaux") tient le Répertoire National des Certifications Professionnelles qui atteste d'une "certification professionnelle". Elle définit et redéfinit en permanence les certifications selon les besoins de l’économie.

    Entreprise, évaluation des compétences et impact sur les salaires

    Produit des mobilisations de la classe ouvrière, conventions collectives et statuts, en limitant la concurrence entre les salariés, garantissent un certain niveau de salaire et créent une solidarité entre les salariés pour la défense de leurs intérêts communs face au patronat et à l’État.

    L’offensive contre les conventions, les statuts nationaux et le Code du travail vise à détruire les acquis collectifs au profit du contrat individuel ("de gré à gré"), à rétablir la concurrence entre les salariés pour faire baisser les salaires. C’est sur le poste de travail, dans les actes concrets du travail quotidien que chacun doit "négocier" la possibilité d’une compétence, et sa reconnaissance en termes de salaire. Dans ce nouveau système, la rémunération du salarié ne doit pas tant dépendre de la "quantité (ou du temps) de travail fourni" et de "la nature du diplôme", mais "de l’accroissement des compétences".

    Dans la Fonction publique, les organisations syndicales ont-elles participé à l’élaboration du Répertoire interministériel des métiers de l’État (RIME). Des "emplois-référence", communs à plusieurs ministères, polyvalents ont été définis. Les métiers sont redéfinis en termes de "compétences". Remplaçant la notation administrative (et pédagogique pour les enseignants) les "entretiens d’évaluation" évalueront la capacité du fonctionnaire à accroître, à faire évoluer ses "compétences"… L’objectif est d’établir le salaire en fonction du "mérite".

    Ainsi, les nouveaux Comités techniques (CT) prévus dans le projet de loi de "rénovation du dialogue social dans la Fonction publique" (4) seront-ils saisis "des questions relatives aux effectifs, aux emplois et aux compétences, aux projets de statuts particuliers"… Les organisations syndicales seront ainsi associées à la liquidation des qualifications, du statut.



    Enseignement et compétences : l’accès au savoir ne constitue plus un objectif

    Dans l’enseignement "l’approche par compétence" tend à se généraliser : on modifie les programmes, les contenus, les méthodes pédagogiques et les évaluations La réforme introduite en Belgique francophone dès 1997 montre en quoi il y a mise en cause des savoirs disciplinaires.

    En 2001, le ministre belge de l’Éducation expliquait : "Les connaissances restent objets d’enseignement mais en tant que moyens au service de", "d’outils à mobiliser". Ainsi, c’est clair, commente Hirtt, "l’accès au savoir ne constitue plus un objectif d’enseignement. Les savoirs sont relégués au rang d’instruments devant servir au développement des compétences" (5).

    Il faut non seulement diminuer les contenus, mais aussi redéfinir les connaissances. Pour le ministre belge, indique Hirtt, les seuls savoirs utiles sont ceux qui peuvent être mobilisés "dans des situations de vie". Et Hirtt commente : "Avez-vous jamais mobilisé Émile Zola, le calcul intégral, la peinture expressionniste, la tectonique des plaques (…) le subjonctif imparfait, la pensée philosophique de Descartes ou la théorie de la gravitation dans « des situations de vie » ? Probablement non. Aussi dans l’approche par compétences, on n’apprend plus le français, l’anglais, la littérature, on apprend à communiquer. Au cours de sciences on ne cherche plus à comprendre le monde naturel, on apprend à étaler un peu de « culture scientifique » sur une affiche ou sur un site Internet. On n’apprend plus l’histoire, on apprend à lire un document (accessoirement historique) et à le résumer ou à attirer un candidat-touriste par quelques beautés de l’architecture gothique…".

    Exagérations ? Hirtt donne un exemple du mépris des savoirs dans les nouveaux programmes belges. Le programme d’histoire de la cinquième année du secondaire (équivalent de notre classe de Première), comporte 70 pages, l’essentiel est consacré à "expliquer et justifier l’approche par compétences, à indiquer des directives méthodologiques extrêmement rigides" (…) Une seule page, sous forme de tableau "est consacrée à expliquer les contenus que les élèves devront « mobiliser en vue de la réalisation de tâches. Voici la grille :

     

    Concepts

    -Libéralisme/capitalisme

    - Nationalisme

    - Socialismes(s)

    - Impérialisme

     

     

    Moments-clés

    - Le temps des révolutions (fin XVIIIe-XIXe siècles)

    - La société au XIXe siècle : changements, permanences, contestations

    - L’impérialisme des pays industrialisés et la Première guerre mondiale

     

    Nous n’avons pas omis une ligne, pas un caractère (…) Peut-on afficher plus clairement que ce que les élèves retiendront de l’histoire n’a finalement aucune importance ?".

    C’est la même logique qui conduisit en 2007, le candidat Sarkozy à l’élection présidentielle à déclarer :

    "Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours et des examens. L'autre jour, je m'amusais, on s'amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d'attaché d'administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d'interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez un peu le spectacle !".



    L’évaluation des compétences en langue aux avant-postes des "réformes"

    Adopté en 2008, le Cadre européen commun de références pour les langues (CECRL) est un instrument qui décrit aussi complètement que possible a) toutes les capacités langagières, b) tous les savoirs mobilisés pour les développer et c) toutes les situations et domaines dans lesquels on peut être amené à utiliser une langue étrangère pour communiquer.

    Couvrant la formation initiale et la formation continue, il va dans le sens des futurs crédits européens ; le niveau de compétence évalué est indépendant de la durée de formation. Chaque niveau valide plusieurs compétences : compréhension écrite, expression écrite, compréhension orale, expression orale divisée en "prise de parole en continu" et "parole en interaction".

    Jusqu’à présent, ces activités, en cours de langues étaient organisées autour d’un texte ; l’élève avait une note d’oral et une note d’écrit. La cohérence dans l’apprentissage et dans l’évaluation était liée à l’organisation de la progression annuelle de la classe établie par le professeur en référence au programme.

    Dorénavant, pour apprendre une langue, l’élève participera à plusieurs groupes ; chaque groupe sera sous la responsabilité d’un professeur différent et ce, indépendamment du nombre d’années d’études (dans un même groupe pourront être rassemblés des élèves de LV1, LV2, de lycée d’enseignement général et de lycée professionnel lorsque les établissements ne sont pas trop éloignés).

    La validation de chaque compétence doit se faire indépendamment des autres compétences. Ainsi, en compréhension orale, le professeur d’Anglais dit "Pierre is going to collect Martine at the train station" ("Pierre va chercher Martine à la gare"). L’élève écrit : "Pierre is going to collect Martin at the train station" ("Pierre va chercher Martin à la gare"). L’élève ne sait pas écrire Martine, ou oublie la lettre "e" ; la compétence "compréhension orale" est néanmoins validée. L’apprentissage de la langue est ainsi réduit à la "communication". L’aspect culturel est évacué ou réduit à "J’organise un voyage en Angleterre ; j’écris un mail pour demander un document sur le château de Windsor". La littérature sera réservée aux seuls les élèves inscrits dans les « pôles d'excellence » en L ; pour les autres, elle sera inutile...

    Chaque compétence est évaluée dans un contexte spécifique, calqué sur l’apprentissage professionnel de compétences. L’objectif est d’évaluer des savoirs, une habileté, l’autonomie et la responsabilité dans le processus d’apprentissage. Car il faut aussi habituer le jeune à l’autonomie et à la responsabilité sur un poste de travail et le préparer à la "mobilité". L’évaluation inclut des aptitudes comportementales, des "savoirs êtres" (demain, des performances sur un poste de travail). C’est aussi le début d’un processus menant à la fin du baccalauréat : l’intrusion des boites privées (Cambridge, Cervantes…) pour faire passer les certifications de langue pourra être généralisée…



    La loi d’orientation de 2005 : programme et socle commun

    Selon la loi d’orientation du 23 avril 2005, "la nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République". Le "socle commun de connaissances et de compétence" (présenté comme le "ciment de la nation") définit un périmètre limitatif de connaissances disciplinaires par rapport aux programmes de collège (décret du 11 juillet 2006).

    Un décret de 2007 met en place le "livret de compétences" au collège pour évaluer ce "socle commun" : "Constitué au cycle des apprentissages fondamentaux, le livret personnel de compétences est transmis aux écoles et établissements dans lesquels est inscrit l'élève ou l'apprenti jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire. Il est remis à ce dernier à la fin de la scolarité obligatoire" (6).

    L'attestation délivrée à la fin du collège (palier 3) comporte sept compétences du socle commun, subdivisées en "sous-compétences" : elles sont toutes à valider. De plus, il n’y a pas vraiment de cadre pour délivrer les compétences : ainsi, en langue vivante, selon les établissements il est plus ou moins difficile d’obtenir le niveau A2…

    Le "livret de compétences" redéfinit les apprentissages en termes de compétences. Il se superpose aujourd'hui à l’évaluation classique des connaissances. Un récent rapport parlementaire propose la suppression du "brevet tel qu’il existe actuellement", son remplacement par "l’attestation de maîtrise des connaissances et compétences du socle commun" (Le Monde du 3 avril 2010). Officiellement, il n’en est pas encore question, mais il est prévu qu’à partir de la "session 2011, toutes les compétences du socle commun sont prises en compte" (7) (grille de références publiée en septembre 2009). À terme, l’évaluation des compétences doit remplacer l’évaluation des connaissances.

    Le 13 octobre 2009, Sarkozy présentait le livret de compétences du lycéen :

    "Le charisme, l'attention aux autres, le sens du travail en équipe, la capacité de prendre des responsabilités, dans le monde professionnel, compteront beaucoup; cela doit compter davantage dans l'évaluation que l'on fait de vous au lycée. L'engagement des élèves sera formellement reconnu, grâce à la mise en place du livret de compétence (...). Les initiatives que vous prendrez (...) seront prises en compte (...) et (...) deviendront un élément d'appréciation pour l'entrée dans l'enseignement supérieur".

    Ainsi, l'élève n'est plus qu'un travailleur en formation qui devra maîtriser un certain nombre de compétences pour occuper un emploi. Le "portofolio de compétences" mis en place pour les étudiants en master (et futurs enseignants) montre les ponts entre l’université et le monde du travail. Quand on sait que dans la liste des "compétences sociales et civiques" du "socle commun", figure, par exemple, "la volonté de résoudre pacifiquement les conflits", on ne peut s’empêcher de penser au "livret de l’ouvrier" (instauré en 1803 par Napoléon comme outil de "bonne police" pour soumettre l’ouvrier au patronat et à l’État bourgeois). Tout cela préfigure la couleur du nouveau bac (prévu en 2013) !



    "L’approche par compétences" au service du capitalisme

    "L’approche par compétences" (APC), présentée comme une pédagogie novatrice est en réalité la négation des travaux de Piaget, Vygotski et des approches de Freinet. Dans la pédagogie constructiviste (Piaget, Freinet…), le savoir constitue le but même de l’apprentissage. L’activité de l’élève est le moyen de le faire accéder au savoir.

    Avec l’APC, "le savoir n’est qu’un outil, un accessoire dont on peut occasionnellement avoir besoin pour réaliser une tache", dit Hirtt. "Peu importe qu’on le maîtrise entièrement ou qu’on n’en maîtrise qu’un aspect utile dans le contexte de la tache prescrite".

    Un élève peut, par exemple, réaliser une affiche pour inciter les touristes à visiter le château d’Amboise indépendamment de toute connaissance et compréhension de la Renaissance. L’important c’est que la tâche soit menée à bien, c’est la capacité à "gérer des situations professionnelles de plus en plus complexes et événementielles". Et pour le salarié, l’évaluation des compétences implique sa disponibilité, sa soumission personnelle et temporelle aux besoins de l’entreprise.

    Analysant les effets de la réforme en Belgique, Hirtt constate qu’il y a abandon des savoirs structurés au profit de vagues compétences dites transversales : "résoudre un problème", "faire une recherche documentaire", "communiquer"… dont la définition est très floue. Il cite une des critiques formulées à l’égard des "socles de compétences" de la Communauté française belge : "l’acquisition des procédures élémentaires" comme "la maitrise des opérations arithmétiques élémentaires n’est pas mentionnée explicitement", seules sont mentionnées les situations où l’élève doit reconnaître l’opportunité de l’usage de ces procédures : "Le texte passe (…) à la mise en œuvre de ces procédures dans des situations où l’élève doit reconnaître l’opportunité de leur usage".

    Le caractère flou des programmes belges permet des mises en œuvre à géométrie variable. Dans la réalité, c’est le professeur qui décide de la nature et des savoirs à mobiliser, selon le "public scolaire" et le projet d’établissement. Cela accroît la ségrégation sociale, conduit à une très forte polarisation entre écoles (ghettos de riches et de pauvre).

    Au milieu des années 90, le Livre blanc de la Commission européenne sur l’Éducation et la formation suggère de remplacer les diplômes par une certification modulaire. Redéfinir les diplômes, c’est ce que proposait Allègre en 1999: "les diplômes font l’objet de modalités de certifications modulaires adaptées à la diversité des accès à la qualification des candidats". Détruire le système national des grilles de qualifications et diplômes afin de rétablir le maximum de concurrence entre les salariés, tel est la réelle fonction de "l’approche par compétences" et de l’évaluation des compétences qui se développe dans le système scolaire et dans l’entreprise.

    * * *

    S’interroger sur les savoirs disciplinaires, les contenus à enseigner et les méthodes permettant la construction de ces savoirs est une réelle nécessité. Mais pas plus que la production de biens matériels, l’enseignement ne peut être déconnecté de la société dans laquelle il s’insère.

    Le capitalisme en crise ne peut assurer un véritable droit à l’instruction, au savoir, un véritable droit au travail… Combattre aujourd'hui pour l’abrogation de toutes les "réformes", pour le droit à l’instruction pour tous, pour la gratuité de cet enseignement, pour la défense de la valeur nationale des diplômes…est cependant une nécessité (de même qu’il faut combattre contre les licenciements, pour le droit au travail…). De même faut-il militer pour imposer aux organisations du mouvement ouvrier de rompre avec "dialogue social" qui conforte le gouvernement. Mais tout progrès arraché est immédiatement remis en cause. Combattre contre les réformes (ou pour les freiner) ne va pas dans le sens de restaurer un "âge d’or" pour le moins mythique. Mais cela accroît les contradictions du système et contribue à en accélérer l’éclatement. Et surtout cela crée les conditions pour rassembler une force organisée dans l’objectif d’en finir avec le capitalisme, de réorganiser l’économie et la société selon les besoins de la masse de la population et non d’une minorité de propriétaires à la recherche du profit.



    Hélène Bertrand

    (1) Michel Drancourt, ancien rédacteur en chef du magazine Entreprise, La fin du travail, 1984.

    (2) Nico Hirtt Les nouveaux maîtres de l’école (2000-2005) L’enseignement européen sous la coupe des marchés http://classiques.uqac.ca/contemporains/hirtt_nico/nouveaux_maitres_ecole/nouveaux_maitres_ecole.html

    (3) J. Boissonnat, Le travail dans vingt ans, p 264.

    (4) Voir les articles parus dans les numéros 2 et 3 de L’Émancipation (2009).

    (5) Nico Hirtt, L’approche par compétences : une mystification pédagogique.

    (6) BO N°22 du 7 juin 2007, http://www.education.gouv.fr/bo/2007/22/MENE0754101D.htm

    (7) Site Eduscol : http://eduscol.education.fr/cid47869/socle-commun-et-evaluation.html; arrêté du 25/07/2009 : http://textes.droit.org/JORF/2009/07/25/0170/0027/; grille de références, palier 3 du socle de connaissances et compétences : http://media.eduscol.education.fr/file/socle_commun/72/9/evaluation-grillesDNB_117729.pdf

     

     

     
     


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    les évaluations de Darcos à claude Thélot

     

    Les évaluations nationales mises en place par Darcos ont été généralement dénoncées comme non fiables, ne représentant pas le "thermomètre" invoqué ,parce que constituant bien plutôt un exercice périlleux de transformation de la gestion et des finalités du système éducatif régulièrement réaménagé par les différentes autorités étatiques. Leur absence d'intérêt pédagogique signifie que leur but était en fait ailleurs. Prouver que l'école n'est pas "efficace", justifier l'imposition de nouveaux contenus, créer des classements, des différences. Le dispositif n'était pas construit pour "mesurer des acquis", mais pour fabriquer des résultats qui puissent justifier des a priori tout à fait indépendants de l'évaluation. Autrement dit, qu'il ne s'agissait pas d'un instrument de savoir mais d'un dispositif de pouvoir.

     

    Instaurées par Darcos avec des finalités explicitement politiques et uniquement justifiables par leur articulation aux autres volets des contre-réformes, ces « évaluations » ont été conçues directement par l'autorité en charge de la politique scolaire, la DGESCO, pour imposer et vérifier la mise en place des « nouveaux programmes » rejetés par à peu près toutes les associations de didacticiens .

    Rompant avec la démarche des précédentes évaluations nationales diagnostiques élaborées par la DEPP, dont l'expertise habituelle a délibérément été mise sur la touche depuis que Darcos est arrivé au pouvoir, la Direction des écoles aux ordres du ministère a improvisé un nouveau dispositif qui se veut d'abord de contrôle : il ne fallait pas que les méthodes de travail, les objectifs des experts de l'évaluation diagnostic viennent contrecarrer les desseins du ministère et ses projets simplistes mais très différents.

     

    Comme l'a annoncé R.Macron, « Le nouveau protocole d'évaluation nationale (appliqué pour la première fois fin janvier 2009 en CM2, et fin mai en CE1) a été calé sur les nouveaux programmes de la réforme du primaire. Il a été conçu comme un outil de référence national qui permettra aussi des analyses locales, au niveau des élèves et des écoles »

    Volet du tryptique de la réforme, l'évaluation a pour priorité de « mesurer les acquis des élèves en fonction des programmes de 2008... » ,ces fameux programmes rejetés par l'ensemble des acteurs de l'éducation pour leur « formidable régression pédagogique, disciplinaire et didactique », et qu'il va falloir imposer coûte que coûte!

    (voir une synthèse des arguments sur : http://a.camenisch.free.fr/programmes_2008.htm#programme).

     

    Depuis la loi de 89 la justification générale de toute évaluation est bien de « mesurer objectivement les acquis des élèves », mais il ne s'agit plus ici que d'une vague incantation rituelle dépourvue de toute réalité, un simple alibi pour ce qui est une opération de pouvoir, attester d'un écart par rapport à certaines normes, fabriquer les artifices nécéssaires à la mise en place des autres pans des réformes.

    Différents registres de critiques ont été formulés, même par les experts de l'évaluation des systèmes éducatifs qui ont voulu le prendre au mot de son intention, fournir au public des éléments de connaissance sur le niveau des élèves, et ont abouti au même constat d'une totale non pertinence.

     

    C'était inévitable vu que le ministère a voulu absolument se passer des services des spécialistes habituels concepteurs des évaluations nationales et qu'il a fallu improviser un test à finalité politique (et non pédagogique), que le but n'était pas la fiabilité mais l'efficacité. Comme pour les programmes, on sent bien qu'il a fallu bricoler « sur un coin de table de cuisine », ainsi que le disait Darcos.

     

    Toutes les études un tant soit peu attentives et conséquentes ont souligné l'inadaptation , l'incongruité, l'arbitraire des items par rapport aux cursus des élèves, l'impossibilité d'inférer quelque conséquence sur une éventuelle compétence, l'impossibilité d'effectuer une quelconque généralisation, l'impossibilité de tirer une conclusion des résultats produits par les élèves.

    Comme l'ont conclu de nombreux analystes, à commencer par ceux-là même qui produisent régulièrement depuis 89 des évaluations « diagnostic », ces « résultats » n'ont aucune valeur.

    L'incohérence à vouloir mêler épreuve bilan et évaluation diagnostique, l'absurdité du codage binaire et plus encore, imposer un test sur tout le programme quand seul un tiers a été étudié pour le CM2, autant d'éléments qui ont provoqué la colère des enseignants.

    Et surtout rien ne permet de comprendre d'où viennent les difficultés rencontrées par les élèves avec cette forme de test. Pas plus qu'elle ne saisit la nature des réussites.

    Or l'objectif annoncé par le ministère est bien « mesurer les acquis des élèves à deux moments clefs de leur scolarité élémentaire, renforcer les compétences des élèves là où elles sont insuffisantes en mobilisant les dispositifs d'aide personnalisée, », c'est-à-dire qu'il veut faire jouer à un test bien pauvre, simpliste, réducteur pour ne pas dire fantaisiste, un double rôle en ne pouvant réellement faire ni l'un ni l'autre, mais par contre en opérant tout simplement un tri social.

     

    Au vu des conditions de passation largement détournées, adaptées, hétérogènes,

    au vu de la diversité des formes de remontées des résultats, les proclamations triomphalistes de l'Inspection Générale de l'EN ressemblent plus à de vains efforts de « méthode Couée » : le doyen P. Claus n'a pas peur d'affirmer « il y a eu un contrôle qualité mené par la Depp et l'Inspection générale afin de valider la démarche et les résultats. »

     

    Surtout quand le SNPI nous éclaire un peu sur la nature de ce « contrôle qualité »: faire remonter des résultats à tout prix! 

    « Des témoignages nous parviennent de toute la France faisant état de pressions directes ou indirectes des IA-DSDEN sur les IEN CCPD pour gonfler les statistiques des remontées des évaluations CM2. La plupart des instructions données l’ont été oralement, mais certaines instructions écrites nous sont parvenues et confirment les alertes qui nous ont été lancées.

    Ces instructions consistent à demander aux IEN CCPD de transformer les fichiers des résultats renseignés par les directeurs d’école, notamment ceux qui ont intégré un code 2 validant des compétences partielles, ou bien à transformer les codes A en 0 ou en 1 pour faire remonter les scores. » » Dans certains cas, les instructions délivrées par les IA-DSDEN s’apparentent à une demande de production de faux en écriture publique dénoncée par le Code de procédure publique et le Code pénal. Dans d’autres cas, les instructions sont accompagnées de menaces sur la carrière ».

    C'est pourquoi les déclarations de l'IGEN que l'on trouve par exemple dans la « Troisième note de synthèse sur la mise en œuvre de la réforme de l’enseignement primaire  » (Inspection générale de l’Education nationale, n°2009-072 , juillet 2009) : « le bilan de l’année est largement positif. On peut considérer que ces mesures sont entrées dans le fonctionnement de l’enseignement primaire et qu’elles seront reconduites ... »

    « Le succès rencontré dès la mise en place de l’aide personnalisée....... »,

    en dépit d'enseignants inquiets de la nouveauté (!!!) des évaluations, « L’exploitation de ces résultats au niveau local commence à constituer un levier de progrès important dans les écoles.  »

    « L’inspection générale estime que les résultats sont fiables, »

    « ...il n’y avait alors plus de refus de principe de ces nouveaux programmes, peut-être par déni ou méconnaissance de la nouveauté des programmes. « ,

    ressemblent à s'y méprendre aux délires grandiloquents des bureaucrates soviétiques du stalinisme triomphant sur la réussite des objectifs du GOSPLAN à 100% quand la réalité est essentiellement composée de vitrines en carton pâte et d'assujettis au silence.

    Tout le rapport, qui peut ne paraître que simple tissu de mauvaise foi, ne peut être compris que si on le ramène à ce qu'il est essentiellement : un « jeu de langage », un exercice rhétorique périlleux pour défendre une réforme qui va à l'encontre de certaines missions et habitudes de la hiérarchie, une tentative de réhabilitation d'une caste de hauts fonctionnaires dénigrés par leur supérieur, l'esquisse d'un compromis impossible entre les acteurs de l'éducation et les injonctions ministérielles.

     

    Avec d'un côté des enseignants soucieux de ne pas mettre inutilement leurs élèves en échec, les directeurs sous pression, le harcèlement des contrôles de l'exécution des ordres, la défiance et l'hypocrisie à tous les niveaux de la hiérarchie, on peut s'interroger sur l'immense gâchis de toute cette couteuse machinerie. Pas pour le ministère qui y a vu le moyen de justifier l'aide personnalisée et les programmes, c'est-à-dire une opération pour pousser l'école sur la voie d'une transformation adéquate à « l'amaigrissement » des services publics.

    Cette évaluation n'est évidemment pas un bilan de ce que savent les élèves, puisque c'est un outil pour changer des règles de fonctionnement de l'école. Pour comprendre leur fonction de « levier », comme dit l'IGEN, il faut se situer sur le plan du rôle qui leur est conféré dans la politique éducative depuis 2007, et revenir sur les intentions du ministre et les mécanismes d'une gouvernementalité qui cherche à construire des outils d'intervention directe sur l'enseignement.

    Les évaluations nationales avaient uniquement pour but de justifier le retour à une stricte programmation réduite et prescrite, la constitution d'un alibi pour le renvoi à une prise en charge interne à l'école de toute difficulté, la sélection et le tri d'un pourcentage de la population fixé par avance n'ayant pas le niveau requis au test,et nécessitant un quasi renforcement négatif.

     

    La non pertinence et la nocivité critiquées par les enseignants renvoient au fait que l'évaluation relève essentiellement d'une fonctionnalité privilégiée depuis son instauration comme dispositif standardisé de masse : le pilotage (ce que Foucault avait analysé par le terme de "gouvernementalité":tous les plans o ù l'état intervient par l'exercice de mécanismes de pouvoir pour régler le sort des individus sur une logique de mise en concurrence des inégalités.)

     

    La nouvelle mouture des évaluations nationales qui n’a plus pour fonction que de fabriquer de la différenciation et de l’échec résulte d’un certain nombre de choix politiques, de projets de gestion, de choix budgétaires qui ont été affirmés explicitement par le gouvernement.

    Ce qui ressort du rôle qui leur est conféré et la façon dont il est défini, s’explique par la conjonction de l’évaluation avec les autres mesures des réformes en cours, la refonte des contenus, les EPEP et le renforcement des hiérarchies, la suppression de la carte scolaire, la discrimination des parcours, la volonté forte d’instaurer un fichage des mineurs,une identification, une traçabilité, une conservation de données (avec BNIE).

     

    Cette offensive autoritaire était annoncée dès la « Lettre de mission » de Sarkozy à Darcos qui affirme la nécessité du renforcement de l’évaluation « systématique de tous les élèves tous les ans, …..une évaluation régulière des enseignants sur la base des progrès et des résultats de leurs élèves,…….; une évaluation en profondeur des établissements, qui sera disponible pour les familles ; enfin, une évaluation indépendante et régulière de l’ensemble de notre système éducatif, afin que l’autorité politique puisse en permanence prendre les décisions nécessaires pour garantir la qualité de l’école et sa capacité à répondre aux obligations et aux attentes du monde contemporain.

    l’amélioration de notre classement dans l’évaluation internationale des systèmes éducatifs,…."

     

    Et depuis 2007 particulièrement il y a une forte montée en puissance (axée sur le versant de la restructuration autoritaire) de l'évaluation comme opérateur central dans les contre-réformes et celà de manière assez similaire dans l'ensemble des "services publics". Elle fonctionne comme manière d'imposer des changements par réduction des situations à des logiques de résultats à court terme pour les réorienter

    selon des procédures qui garantissent la dépossession des acteurs sur leur activité.

     

    Depuis sa prise de fonction, Darcos a régulièrement insisté sur l’évaluation à la fois alibi (le thermomètre censé attester que le système se dégrade parce que ses résultats baissent) et moyen d’action (contraindre les enseignants à changer leurs manières de faire), preuve et épreuve, «  instrument incontestable de mesure » et rapport de pouvoir.

    Même si l’arrogance objectiviste stupide du ministre, qui a soulevé l’indignation de quiconque a réfléchi plus de quelques secondes à ce que fabriquent les dispositifs de test, a dû opérer un léger recul en retirant cette phrase du préambule des nouveaux programmes : «  Cette évaluation régulière du niveau des élèves constituera non seulement un instrument de comparaison des effets des différentes pratiques pédagogiques mais aussi un outil de mesure incontestable des résultats de l’école. » elle n’en est pas moins révélatrice d’un certain nombre de fonctions conférées à l’évaluation dans le cadre des réformes de l’école publique.

    Ce qui a été réitéré peu de temps après devant le sénat où Darcos dévoile de manière très maladroite l’usage qu’il fait des évaluations, et particulièrement PIRLS et PISA,en faisant dire à l'enquête autre chose que ce qu'elle dit vraiment. Allant même jusqu’à tirer une conclusion carrément opposée à ce qui ressort d’une étude un peu attentive de l’ensemble des épreuves , dans le seul but de justifier la stratégie de "retour aux fondamentaux". On sent bien que ces évaluations sont utilisées pour conforter une stratégie écrite d'avance, un projet global sur la fonction de l'école.

     

    « l'ensemble des chantiers ouverts dans l'éducation nationale depuis quelques mois forme un ensemble cohérent. Il y a bien une unité globale de la question scolaire qui suppose de travailler à la fois sur les programmes de maternelle et sur l'organisation du lycée. Au demeurant, l'ensemble des études publiées par les experts tant nationaux qu'internationaux démontre que notre école doit être réformée dans son ensemble. S'agissant en particulier du primaire, il paraît difficile de se satisfaire des résultats de l'enquête du Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS), qui classe la France parmi les 5 pays dont les performances sont les moins bonnes, alors même que de tous les pays concernés, la France est celui où la scolarité commence le plus tôt, où les élèves ont 20 % d'heures de cours de plus en moyenne que leurs camarades étrangers et où le taux d'encadrement est le meilleur. Dans ces conditions, il apparaît évidemment nécessaire d’agir et de le faire globalement »XD (audition devant le sénat)

     

    Cette idée d’instaurer une évaluation comme mesure des acquis qui rende compte de l’efficacité de l’école est réaffirmée par la circulaire C. n° 2008-042 du 4-4-2008 qui précise :

     

    « Mesurer régulièrement les résultats des élèves par un nouveau dispositif d’évaluation

    L’évaluation des progrès des élèves doit être régulière et précise. C’est pourquoi, de nouveaux protocoles nationaux d’évaluation en CE1 et en CM2 sont proposés aux maîtres. Ils permettent de dresser un bilan des acquis des élèves en CE1 et en CM2, premiers paliers du socle commun. Ils sont construits en référence aux connaissances et compétences fixées par les programmes. Le résultat de ces évaluations sera communiqué aux familles qui pourront ainsi mieux suivre les progrès de leurs enfants.

    Ces nouveaux protocoles nationaux d’évaluation étant mis en place durant l’année scolaire 2008-2009, les évaluations nationales en 6ème seront maintenues à la rentrée 2008.

    Les résultats scolaires des élèves seront un élément essentiel du pilotage. »

     

     

    Quand les évaluations nationales sont lancées en 89, après le Comité National de l'Evaluation en 85 et la création de la DEP sous la direction de C.Thélot (1) en 87, et l'obligation de l'évaluation des élèves, c'est tout un ensemble de dispositifs

    et de grandes orientations stratégiques qui se mettent en place pour repenser et transformer le mode de régulation du système éducatif, introduire de nouveaux référentiels, produire de nouveaux ajustements, adapter l'école à une nouvelle manière de penser la formation.Les intentions sont claires : l'évaluation est l'outil d'une politique, un outil qui doit permettre d'identifier et gérer tous les niveaux d'un système, élèves, enseignants, établissements, mais aussi les contenus et les certifications, la sélection et l'orientation, et bien entendu le financement.

    Il est évident que cette nouvelle définition de l'évaluation n'a plus rien à voir avec l'évaluation pédagogique telle qu'elle est pratiquée jusqu'alors dans les classes (essentiellement la notation) car elle a une visée systémique, dont l'origine et la cause sont extérieurs à l'école. C'est un nouveau cadre d'action et de pensée qui se met en place, par une prolifération grandissante de dispositifs et de discours sur la "culture de l'évaluation", dont la trame générale est d'un simplisme terrifiant.

     

    On assiste à la promotion d’une grille de lecture normative de l’évaluation comme bilan quantitatif à fin de comparaison, pensée et conduite à la fois selon un modèle statistique par uniformisation, homogénéisation, unification des données et selon un modèle productif (« calculer la valeur ajoutée », rapport Claude Pair) : les acquisitions des élèves seraient le produit d’un processus d’accumulation de résultats individuels , le résultat de l’enseignement serait un produit susceptible d’être mesuré.Un différentiel entre un état de départ et un état d'arrivée, identifiable par le résultat scolaire. Le « produit éducatif » serait un domaine de réalité homogène, continu, commensurable. Ce que conforte le cognitivisme en sciences de l'éducation lorsqu'il réduit le sujet à l'individu, l'individu à des processus cognitifs identiques, universels.

    Il s’agit surtout, comme on peut le lire dans les objectifs qu’elles se donnent, de produire un modèle général qui permette de« mesurer des acquis », « disposer d’un indice d’efficacité, afin de« disposer d’un instrument de pilotage ».

     

    Dès l'instauration des évaluations nationales de masse en 89, il s'agit bien aux yeux des concepteurs de faire jouer un rôle normatif a priori et de régulation par les résultats a posteriori, moyen d'agir sur l'action enseignante, et prescription forte sur la conduite des apprentissages. Les normes de l'évaluation deviennent le cadre de l'enseignement. L'activité est jugée par ses résultats au test. Celle de l'élève et de l'enseignant.

    Diagnostique ou bilan, l'évaluation en s'affirmant comme "mesure des acquis" par l'application d'un outil standard permet d'imposer l'idée que ce qui est à évaluer constitue un domaine continu, un champ de réalité homogène. La diversité, l'hétérogénéité, la multiplicité, la singularité des élèves, des manières d'apprendre, tout ce qui fait qu'il y a des modalités très diverses de l'apprentissage, des milieux, des histoires, des cultures,

    tout est occulté par l'évaluation pour pouvoir constituer un domaine du comparable où il n'y a plus alors que des niveaux que l'on peut ainsi classer.

    La mesure est la construction qui réduit, simplifie, unifie en fabriquant des résultats abstraits et en changeant le sens de ce qui est mesuré. Mesurer des résultats est une manière d'uniformiser ce qui fait l'hétérogénéité d'un champ social où s'opposent des divergences, des inégalités, des conflits irréductibles.

    Ce que permet justement la définition de l'élève comme simple détenteur de compétences individuelles, celles qui sont définies dans le "socle commun," simples règles générales susceptibles de s'appliquer à n'importe quel contexte.

    La compétence, c'est-à-dire ce qui est inféré à partir des termes de son évaluation, c'est ni plus ni moins que ce que fabrique le dispositif de mesure et qu'il suppose comme réalité pré éxistante qui serait l'attribut de l'individu. Comme le disait Binet, l'intelligence c'est ce que fabrique mon test!

     

    On peut parler d'un nouveau modèle de gouvernement de l'école qui cherche contre l'ancien modèle "républicain" à se mettre en place, selon des normes communes à l'ensemble des pays européens.

    Ce que note une chercheuse qui s'illusionne sur les vertus d'une bonne évaluation au service de la démocratisation scolaire:

    « L'évaluation de l'action publique s'est développée et continue à se développer dans tous les pays européens. On peut même dire que c'est un élément de convergence des systèmes européens. Elle se généralise sur la base d'une rhétorique commune de modernisation des systèmes et elle présente, sur le plan sociologique, des aspects communs et convergents de fonctionnement:

    1) Elle est préconisée par le « haut». Elle se développe principalement dans des systèmes dont l'efficacité et l'équité sont mises en cause et dont le mode de pilotage est en crise. On se demandera quel est l'intérêt des dirigeants politiques ou administratifs dans cette préconisation insistante de l'évaluation

    2) Ce type de pratique, qui est à la fois un outil et un état d'esprit, n'est pas la panacée espérée, puisqu'il est lui-même en crise récurrente. La segmentation des dispositifs, de leurs disciplines et de leurs objets, leur empilement peu coordonné, sont la règle. Une conséquence de cette segmentation du travail d'évaluation est que les résultats produits par chacun des niveaux intéressent très peu les autres acteurs.

    3) Ce n'est pas seulement par rapport aux crises endogènes des systèmes scolaires, et aux pressions de la commission européenne, que l'on peut comprendre l'émergence et l'expansion des dispositifs. Il faut situer le développement de l'évaluation dans l'école par rapport aux transformations du management du travail humain dans les industries et les services et par rapport aux modes actuels de "gouvernementalité" (Foucault), toutes choses qui excèdent largement la question scolaire et concernent le lien politique dans les sociétés européennes. »

    ( Lise Demailly, CLERSE-IFRESI-USTL, « En Europe : l'Évaluation contre la crise des systèmes scolaires, l'évaluation en crise. »)

     

     

    Evaluation : de la mesure au pouvoir

     

    De la maternelle à l'université, de Mac Do à la Poste, des compétences des salariés à l'engagement des cadres, des pratiques de soins aux projets associatifs, l'évaluation est devenue le maître mot du contrôle des activités, de la quantification des pratiques singulières, de la soumission à des normes, de l'assignation générale à des significations capitalistes de rentabilité.

    En deux décennies, l'évaluation est rapidement devenue un virus puissant qui a profondément affecté tous les domaines d'activité, l'ensemble du champ social, et remanié non seulement ce que les gens font mais la manière dont les gens se définissent, se rapportent aux autres et à eux-mêmes.

    En quelques années, ce sont des modalités systématiques d'évaluation qui ont proliféré à partir des milieux du travail pour le contrôle du « rendement »jusqu'à l'éducation aujourd'hui induisant sous des formes diverses mais cohérentes et catastrophiques une normalisation parasitaire des conduites.

    Elle a été si vite développée, généralisée, imposée comme moyen obligatoire pour chacun de rendre des comptes, de rendre visible le résultat de son activité, d'attester de son « efficacité », qu'elle s'est terriblement banalisée de contrainte arbitraire en simple nécessité technique. Ce par quoi il faut bien en passer pour savoir où on en est; parce qu'on ne peut pas faire autrement.

    Combien de fois n'a t-on entendu dans les discours à visée gestionnaire qui en ont fait la promotion acharnée qu'après tout, l'évaluation est naturelle à l'être humain, portant ainsi à son comble l'aveuglement intéressé occultant les conditions de production des règles culturelles qui veulent s'asseoir une autorité indiscutée. Même si elle est bien souvent construction sophistiquée et chiffrée, mobilisant certains types d'expertises plutôt que d’autres, on veut la fonder sur le fait qu'au fond, évaluer c'est comme respirer!(2)

    Mais plus généralement c'est par référence à un autre registre de justification que l'on nous vante ses mérites. Celui d'une prétention à l'objectivité. On aurait enfin une méthode qui garantirait impartialité, neutralité, uniformité de traitement, une démarche enfin rationnelle détachée des biais subjectifs.

    La réthorique de l'objectivité comme modèle de vérité est très prégnante dans l'imaginaire savant, expert, mais surtout diffusé à l'attention de l'extérieur des élaborations disciplinaires, à destination du public. Il constitue un « puissant fétiche » (3) auquel croient surtout ceux qui ne sont pas engagés dans le besoin de disqualification pour soutenir leur point de vue comme nécessairement situé.

    Invoquer l'objectivité est avant tout une technique de camouflage, pour dissimuler une perspective de construction, transformer un dispositif de production en révélation de vérités préexistantes, effacer les traces des intermédiaires qui déterminent le résultat produit, et pour mettre à distance un public passif dénué de tout statut d'acteur dans la production de connaissance.

    Dans le cas de l'évaluation,l'invocation continuelle de l'objectivité renvoie surtout au recours à la standardisation de procédures traitant chacun de la même manière, s'appliquant uniformément indépendamment des circonstances, visant à transformer les sujets en objets à conformer aux attentes d'un dispositif qui sert à produire des jugements. C'est le dispositif d'évaluation qui implique que ceux à qui il s'adresse ne seront plus que des échantillons qui vont être mis en visibilité par un cadre prédisposé, rendus comparables, homogènes et différentiables par les variables choisies.

    Toute l'arnaque de l'évaluation se fonde sur la confusion, l'amalgame volontaire entre révélation et construction, entre la reconnaisance d'un état et la fabrication d'une réalité qui ne lui pré éxistait pas. Elle repose sur la croyance qu'elle serait le révélateur, le dévoilement, le témoignage qui permettrait d'attester d'un état de fait,autorisant de plus à produire un jugement. Et en même temps elle nie qu'elle repose sur quelque chose qu'elle fabrique.

    L'évaluation repose sur une double occultation de la relation : elle focalise sur un individu qu'elle va délier de son environnement relationnel et elle va lui substituer un autre contexte relationnel présenté lui comme simple condition de mise en visibilité de ce qui existerait de manière isolée. Elle opère une première coupure en détachant un individu imaginaire de son contexte réel, et elle réintroduit cet artefact dans un second milieu, celui propre au dispositif, avec ses paramètres, mais qui se trouve en fait dénié comme producteur pour s'affirmer comme simple témoignage.

    Le choix, la volonté insistante pour définir l'évaluation comme « mesure objective » des acquis, de la performance, de l'activité, est une opération de légitimation qui joue un double jeu: faire croire à la neutralité de l'instrument en occultant ses présupposés et dissimuler sa véritable fonction.

    Quand on sait au contraire en suivant les réseaux de controverses d'expertises que les coulisses de leur fabrication relèvent plus du champ de bataille, des luttes d'influence, des calculs stratégiques, de l'application de politiques préconçues. Les processus de construction révèlent au contraire l'extrême partialité qui préside au choix des critères, contenus, formats, finalités où l'on sent bien que ce qui compte avant tout c'est le rôle politique que l'on veut faire jouer à cette forme de tri.

    Qu'elle soit imposée comme notation des personnes, tests QCM, grille de compétences, quantification des travaux, examen, l'évaluation relève d'une logique de pouvoir qui tend à assigner des normes, assujettir à des formes d’identification et validation, réduire à l’homogène, fabriquer du comparable.

    La prolifération des procédures d’évaluation appliquées aux élèves, aux étudiants, aux chercheurs, aux travailleurs, par delà la diversité des modalités et niveaux d’application prend son sens quand on se pose la question « A quoi ça sert ? », Quels intérêts les commandent ? Qu’est-ce qu’elles fabriquent ? Et c’est au niveau systémique qu’il faut penser les conditions, les finalités, les effets induits et nuisibles de ce qui est devenu en quelques décennies, pour l’état comme pour l’entreprise un opérateur central de régulation des activités et des ressources qu’ils captent.

    Il y a quelques temps, le philosophe JL Nancy évoquait un aspect essentiel du sens de l'évaluation en tant qu'elle constitue dans les sociétés capitalistes une extension logique de la manière dont il s'agit de définir l'ensemble des activités pour les faire rentrer dans l'axiomatique de l'accumulation de valeur. Afin de mieux faire ressortir la rationalité actuelle de la frénésie évaluative, il choisissait de la mettre en contraste avec une toute autre manière de penser l'évaluation qui s'y oppose radicalement:

    Dans un entretien au journal "Le Monde"(4) le philosophe écrivait :

    "Ce que Nietzsche a désigné comme "réévaluation des valeurs" ne signifie pas dévalorisation ou destruction des valeurs, mais réinvention des actes d'évaluation, tension dans l'invention d'un autre homme, ou d'un autre que l'homme trop humain. Les valeurs ne sont pas données, comme le voudraient ceux qui les réclament. Ce qui nous est donné, en revanche, c'est ce que Marx, au fond cousin de Nietzsche, a nommé "l'équivalence générale" : l'argent, le capital. Tout se vaut, rien ne vaut. Et les hommes comme les choses valent moins que rien, mais en argent. Nous devons au contraire pouvoir à nouveau évaluer, c'est-à-dire faire des différences qui ne soient pas de quantité, mais de valeur intrinsèque et comme telle incommensurable. Un homme n'en vaut pas un autre : ils sont égaux dans leur inéquivalence, ne sont pas échangeables, ni comme objets ni comme sujets. Ce que nous avons en commun, c'est l'incomparable."

    La réalité hégémonique à laquelle nous avons affaire, c'est l'évaluation comme mesure qui unifie, comme outil général qui vise à établir un domaine de comparabilité pour capter et soumettre des individus définis abstraitement, mesurables isolément, rapportés à une équivalence générale, principe de la mesure des activités sous contrôle capitaliste. L'évaluation est le processus d'abstraction qui rapporte tout à un même plan de comparaison, les moyens et les fins, les manières de faire et les finalités visées, la diversité des sujets et le sens de leurs actes,

    Les opérations de réduction et de redéfinition effectuées par les dispositifs d'évaluation peuvent être rapportés au concept forgé par Deleuze pour saisir la dynamique capitaliste sous l'angle de son instauration plutôt que de l'intérieur de son fonctionnement, la mise en place d’appareils de capture (5) comme mise en place d’une comparabilité permettant l’appropriation. Au cœur du mécanisme capitaliste, il n’y a pas les lois du marché, mais d’abord une opération de pouvoir, violente, de coupure, enclosure et traduction.

    La référence à Nietzsche renvoie à ce qu’il nous faut opposer à l’évaluation,à ce qu'il faut voir de manière très pratique comme divergences entre des façons d'attribuer de la valeur, non pas en général, mais en tant que les valeurs renvoient à des conditions d'existence : la recréation, la reconstruction de milieux qui rendent l'évaluation impossible, la diversité des attitudes éthiques, et finalement politiques, comme expérimentation de la différence qualitative et intensive entre des modes d’existence, entre des manières divergentes de ce que signifie attribuer de la valeur ; où dès lors tout ce qui est présenté comme pseudo vérité qui transcenderait les situations est dépassé par la détermination supérieure du sens. Ce qui fait sens ne pouvant être apprécié que par des critères immanents, en fonction des possibilités de création, de liberté, de devenir qu’elles permettent.

    Didier Muguet. -01/03/2010-



    Notes

    1.Quelques années plus tard, il a déclaré : les évaluations " ne sont qu'un instrument au service de la politique éducative. Il s'agit ici d'une conception instrumentale de l'évaluation...L'évaluation a deux grandes utilités, ou, au moins, doit viser à avoir l'une ou l'autre, ou les deux utilités suivantes, la pondération entre elles deux variant selon les formes d'évaluation rappelées ci-dessus.

    - Une utilité externe, destinée à informer la société (décideurs, parents d'élèves, employeurs, etc.) sur l'état du service éducatif, notamment sur sa qualité, ses résultats, mais aussi son coût et son fonctionnement.

    - La seconde fonction est interne, c'est-à-dire informe les acteurs du système (enseignants, élèves, administrateurs, etc.) au moins sur les mêmes éléments, ce qui les aide à réfléchir sur leurs actions et l'organisation (du système, de l'établissement, etc.) et à les infléchir pour les améliorer.En ces deux sens l'évaluation est (au moins potentiellement) une très grande force de régulation, peut-être la seule force de régulation aujourd'hui dans un espace public marqué par des acteurs éduqués et exigeants."

    (Claude Thélot , conférence au colloque de l'Adméé, oct.2005)

    2. (cf. un exemple parmi d’autres, le séminaire international: » l’évaluation, au service de la qualité en éducation : pratiques et enjeux ». 29 mai-2 juin 2006, Organisée par le CIEP en partenariat avec le MAE et l'AFD )

    3. le terme est de la féministe D.J.Haraway qui à ce jour a produit la plus pertinente analyse politique des sciences et du rôle de l’objectivité comme occultation du caractère nécessairement située de toute perspective de savoir. En traduction française, on peut lire : Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 et Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Actes Sud,2009.

    4. Entretien avec Jean-Luc Nancy sur Nietzsche,  Le Monde, 06.03.2008.

    5. G. Deleuze, F. Guattari: Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980( le chapitre intitulé du même nom…..)



     

     


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